5
Le Chevalier au Lion
Quand Girflet, le fils de Dôn, revint à la cour du roi Arthur, chacun se réjouit de le revoir et lui fit bon accueil. Il fut ainsi grandement consolé des épreuves qu’il venait de subir à cause de son amour insensé pour Gœwin. Il retrouva Kaï, le sénéchal, et aussi Lancelot du Lac en compagnie de son cousin Bohort de Gaunes, Dodinel le Sauvage et Bedwyr, avec lequel il avait déjà vécu tant d’aventures. Il y avait aussi là Gauvain, le neveu du roi, et Yvain, le fils du roi Uryen, tous deux revenant de quelque tournoi où ils s’étaient couverts de gloire. Ils devisaient tous, assis autour du roi Arthur, dans le pré devant la forteresse de Kaerlion sur Wysg, tandis que des valets venaient leur servir des boissons rafraîchissantes. C’est alors que se présenta devant eux une jeune fille montée sur un cheval brun, à la crinière frisée. Elle était vêtue d’un grand manteau de couleur jaune. La bride et la selle de son cheval étaient en or. Elle sauta de sa selle sans que personne l’aidât et, apercevant le roi, elle ôta son manteau et s’approcha de lui, le saluant avec déférence.
« Ma dame m’envoie te saluer, roi Arthur, ainsi que ton neveu Gauvain et tous les chevaliers qui sont autour de toi, tous sauf Yvain, le fils du roi Uryen, que je vois là en train de pérorer et de raconter des exploits qu’il n’a peut-être pas accomplis mais dont il se vante avec orgueil et arrogance. Je pourrais même ajouter qu’il est le plus faux et le plus déloyal de tous tes compagnons, car il ne respecte pas la parole donnée. Il n’est qu’un traître, un menteur, un moqueur qui, après avoir séduit ma dame par de belles paroles, l’a lâchement abandonnée pour courir les aventures, ne se souvenant même pas du délai que ma dame lui avait octroyé ! »
La jeune fille paraissait fort en colère, et ses paroles plongèrent ceux qui l’entendaient dans le plus profond désarroi. Quant à Yvain, il tremblait de tous ses membres, car il savait bien que ce discours avait été prononcé pour lui faire honte, à lui et à nul autre que lui. Précisément, la jeune fille s’avança face à lui et dit : « Ma dame t’avait donné répit jusqu’à la Saint-Jean. Celle-ci est bien loin maintenant, et tu n’as pu t’en souvenir tellement tu dédaignais la femme à qui tu avais pourtant engagé ta foi ! Depuis ton départ, ma dame a marqué tous les jours dans sa chambre, car celle qui aime est en grand souci et ne peut jamais dormir apaisée tant qu’elle n’est pas assurée que l’être qu’elle aime est en sûreté. Mais cela, tu ne le sais même pas ! Tu ignores ce que ressentent les vrais amants ! Aussi te dirai-je que tu nous as trahies, ma dame et moi, ainsi que toutes celles que tu as vues autour de nous et qui se sont dévouées à ton service quand tu faisais semblant d’être amoureux de ma dame ! »
En entendant ces paroles, Yvain demeurait immobile et sans réaction. Il savait bien que la jeune fille avait raison. Il s’était complu dans maintes aventures et, trop pris par son enthousiasme et son appétit de gloire, il avait oublié le délai fixé par la Dame de la Fontaine. La jeune fille reprit alors : « Sache, Yvain, que désormais ma dame n’a plus aucun souci de toi. Elle te signifie par ma bouche que tu ne te représentes jamais plus devant elle, car, en ce cas, elle te ferait jeter dehors par ses valets comme le pire des malfaiteurs. Elle te fait également savoir que tu ne dois plus garder l’anneau qu’elle t’a donné avant ton départ. Rends-le-moi, et je m’en retournerai immédiatement, en te laissant à tes plaisirs ! »
Yvain ne fit pas un geste et ne prononça pas une parole. Il ne le pouvait d’ailleurs pas, tant l’angoisse le saisissait à la gorge et l’étouffait. La jeune fille, constatant son peu de réaction, s’approcha de lui, lui prit la main et retira l’anneau qu’il portait à l’un de ses doigts. Après quoi, elle dit à l’adresse de tous ceux qui se trouvaient là : « C’est ainsi qu’on traite un trompeur, un traître sans parole ! Que la honte le dévore ! » Elle se retourna alors, sauta sur son cheval, piqua des deux et disparut aussi vite qu’elle était venue.
Un grand silence plana sur l’assemblée. Personne n’osait dire un mot, tant l’incident avait été pénible. Puis, des murmures montèrent peu à peu, comme le bruit de la marée après une période de calme. Mais Yvain demeurait hébété. Tout ce qu’il percevait dans ses oreilles l’incommodait, tout ce qu’il voyait le tourmentait. Il aurait voulu être très loin en une terre sauvage si inconnue qu’on n’eût jamais pu le retrouver. Et il savait bien que tout cela était sa faute. Il se haïssait lui-même, se demandant auprès de qui il pourrait trouver consolation. Mais, ni Gauvain ni aucun autre de ses compagnons n’aurait pu l’arracher à son désespoir. Il s’éloigna sans mot dire, craignant de prononcer de folles paroles au milieu des autres. Il valait mieux qu’il se réfugiât dans le silence et la solitude. Ainsi, pourrait-il expier le forfait dont il s’était rendu coupable.
Il fut bientôt très loin de la forteresse et des pavillons qu’on avait dressés sur le pré. Alors, le délire s’empara de lui. Il se griffa le visage, se tordit les mains, déchira ses vêtements et les mit en lambeaux, et il s’enfuit par les bois et par les champs. Quand ils ne le virent plus, ses compagnons, fort inquiets, partirent à sa recherche, mais ils eurent beau fouiller les tentes, les essarts, les haies et les fourrés, ils ne le trouvèrent point. Yvain avait couru comme un fou, délaissant son cheval et ses armes. Près d’un parc, il rencontra un garçon qui tenait un arc et des flèches et il eut juste assez de sens pour les lui arracher. Perdant le souvenir de tout ce qu’il avait pu faire jusque-là, il s’enfonça dans la forêt, guettant les bêtes qui se cachaient sous les frondaisons, les tuant, les dépouillant et en mangeant la chair crue.
Il passa la nuit au pied d’un arbre et dormit d’un sommeil lourd. Le froid du petit matin le réveilla. Il se leva, non pas pour revenir vers la cour, mais au contraire pour s’enfoncer davantage dans les bois. Il franchit des vallées, s’égara dans des montagnes désertes, revint vers des prairies fleuries, et continua ainsi pendant des jours et des nuits jusqu’à ce que le peu de vêtements qu’il lui restait fût entièrement usé. De longs poils lui poussèrent alors sur le corps. Il fit sa compagnie des animaux sauvages. Il se nourrit avec eux, si bien qu’ils lui devinrent familiers, ne lui faisant aucun mal et lui apportant même de la venaison lorsqu’il n’avait plus rien à manger. Mais, il finit par s’affaiblir au point de ne plus pouvoir les suivre dans leurs courses folles le long des pentes. Il se mit alors à rôder dans le bocage comme un homme forcené et sauvage, et c’est là qu’un jour il se retrouva tout près d’une maison très basse et recouverte de chaume où demeurait un ermite.
Quand l’ermite aperçut cet homme nu, il comprit qu’il n’avait plus son bon sens. Craignant d’être assailli sans raison par lui, il courut se réfugier dans sa maison et en ferma soigneusement la porte. Mais pris de pitié devant cette déchéance, il saisit du pain qu’il faisait cuire lui-même, ainsi qu’un bol rempli d’eau, et les plaça au-dehors, sur le rebord de la fenêtre. Le fou s’approcha et, mis en appétit, s’empara du pain et le mordit. Il n’en avait certes jamais goûté d’aussi mauvais ni d’aussi dur, mais il le dévora en entier, et le pain, qui était fait avec de l’orge et qui était très aigre, lui parut aussi tendre que de la bouillie. Quand il l’eut mangé, il prit le bol et but toute l’eau qu’il contenait. Alors, sans plus s’attarder, il regagna les bois, à la recherche des cerfs et des biches. Dans sa demeure, derrière la fenêtre, l’ermite le regarda, priant Dieu de protéger cet homme sauvage mais de faire en sorte de le tenir éloigné de ces lieux.
Mais, le souvenir du pain fit revenir le fou. Le lendemain, il était de nouveau là, attendant visiblement que l’ermite lui donnât quelque chose. Comme il avait encore du raisonnement dans sa folie, il avait apporté un chevreuil qu’il venait de tuer et qu’il déposa devant la porte de l’ermite. Celui-ci comprit que l’homme sauvage voulait faire avec lui des échanges : il mit du pain et de l’eau à la fenêtre, prit le chevreuil, le dépeça et le fit cuire ; il y avait bien longtemps que l’ermite n’avait eu pareil festin, et il en rendit grâces à Dieu.
Il ne se passa pas un jour, tant qu’il fut dans sa folie, que l’homme sauvage n’apportât à la porte de l’ermitage quelque bête qu’il venait de tuer. Il passait son temps à chasser, et l’ermite s’occupait de dépouiller et de cuire le gibier, et le pain et l’eau dans le bol étaient chaque jour sur le rebord de la fenêtre pour que le forcené pût se repaître. Il avait à manger et à boire, venaison sans sel ni épices, et de l’eau froide de la fontaine. Et l’ermite en profitait pour vendre les peaux et, avec l’argent qu’il recevait, il achetait du pain de meilleure qualité que celui qu’il faisait lui-même.
Un jour, cependant, alors que le fou poursuivait une biche, il sortit de la forêt et se trouva dans un très beau parc, bien aménagé, et avec de frais ombrages au bord des sources. Comme il faisait très chaud, l’homme sauvage eut envie de se reposer et s’endormit au pied d’un arbre. Or, la dame à qui appartenait le parc était allée se promener, en compagnie de deux de ses suivantes, le long de l’étang. Elles voulurent monter plus haut en direction d’une colline et c’est là qu’elles aperçurent une forme et une figure d’homme, sur le sol, à l’ombre d’un bosquet. Elles commencèrent par craindre que ce ne fût un être dangereux, mais l’une des suivantes, surmontant sa peur, s’approcha prudemment pour en savoir davantage. Elle comprit que c’était un homme nu, recouvert de longs poils. Elle vit que sa peau était pleine de teignes et qu’elle s’était desséchée au soleil. Elle regarda longtemps avant de reconnaître sur lui quelque signe qui lui permit de l’identifier et, à force de l’examiner, découvrit une cicatrice sur son visage : elle reconnut alors Yvain, le fils du roi Uryen. Il n’y avait pas à en douter, et grand fut son étonnement de constater dans quel triste état il se trouvait. Elle se signa par trois fois, mais elle prit garde de ne point l’éveiller, préférant revenir tout de suite vers ses compagnes.
« Dame, dit-elle en pleurant, je viens de trouver Yvain, le fils du roi Uryen, l’incomparable chevalier. J’ignore à la suite de quelles circonstances il en est réduit à cette déchéance. Sans doute est-ce quelque chagrin qui lui fait mener cette vie étrange, car on peut devenir fou lorsqu’on est en proie à une grande douleur. Yvain n’est pas dans son bon sens. Jamais il ne serait aussi misérable s’il n’avait perdu l’esprit ! Plaise au Ciel qu’il puisse rapidement recouvrer la raison ! Et si cela se pouvait, ce serait un bonheur pour nous, dame, car il pourrait alors nous protéger contre les entreprises du comte Allier qui menace tes domaines en ta personne. Il nous faut sauver Yvain ; je suis sûre qu’il nous récompensera en nous sauvant à son tour ! – Certes, répondit la dame, nous aurions bien besoin d’un chevalier comme Yvain pour faire valoir nos droits sur ce misérable comte Allier. Mais efforçons-nous d’abord de le guérir. Je crois qu’avec l’aide de Dieu, nous lui ôterons de la tête ce délire et cette démence. Ne perdons pas de temps. Morgane, la sœur du roi Arthur, si savante en magie et en remèdes de toutes sortes, m’a donné un onguent merveilleux auquel, m’a-t-elle dit, aucune rage de tête ne résiste et qui rend sa force à celui qui l’a perdue ! »
Sans plus attendre, la dame retourna vers son château qui se trouvait non loin de là, à l’autre extrémité de l’étang. Elle monta dans sa chambre et prit une fiole qui était remplie d’un onguent très précieux. Elle la mit dans la main de la suivante qui avait reconnu Yvain et lui dit : « Va, emmène ce cheval-là, et emporte des vêtements que tu mettras à la portée de l’homme. Frotte-le avec cet onguent dans la région du cœur. S’il y a encore de la vie en lui, cet onguent le fera lever. Mais n’utilise pas tout : il n’en faudra que de très petites quantités pour réchauffer son cœur et lui redonner sa vigueur. Après, prends soin d’étaler les vêtements non loin de lui et de laisser le cheval bien en vue. Alors, tu iras te cacher derrière un arbre et tu observeras attentivement ses réactions. – Assurément, dame, répondit la jeune fille, je ferai ce que tu me dis. » Et elle s’en alla vers l’homme sauvage.
Yvain était toujours endormi et n’avait pas bougé. La jeune fille se pencha sur lui, ouvrit la fiole, prit de l’onguent sur ses doigts et se mit à frotter la poitrine de l’homme. Elle souhaitait tant qu’il se réveillât de sa folie qu’elle utilisa tout le contenu du flacon au lieu de le répandre avec parcimonie. Elle lui frotta même les tempes et le front afin de faire sortir de son cerveau cette rage et cette mélancolie qui devaient tant lui peser. Quand elle eut terminé, elle étala les vêtements, mit le cheval bien en vue et se cacha derrière le tronc d’un gros chêne d’où elle pouvait tout observer sans qu’il pût s’apercevoir de sa présence.
Quelques instants plus tard, elle le vit remuer faiblement, puis se gratter le bras, et enfin se redresser. Il paraissait tout ébahi et regardait son corps couvert de poils sans comprendre ce qui était arrivé. Il avait grande honte de se trouver nu et, ayant remarqué les vêtements, il se dirigea rapidement vers eux et se mit en devoir de les enfiler. Il semblait faible, sa démarche était mal assurée, et c’est avec peine qu’il put monter sur le dos du cheval. C’est alors que la jeune fille sortit de sa cachette et vint le saluer : « Seigneur Yvain, dit-elle, n’aie aucune crainte : nous t’avons découvert endormi et malade, et nous avons fait en sorte de te frotter avec un onguent merveilleux qui a été donné à ma dame par la sage Morgane. C’est cela qui a réveillé ton esprit. Mais tu es encore très faible, et je vais te conduire jusqu’à la demeure de ma maîtresse pour que tu puisses t’y reposer. » Quand il entendit ces paroles, Yvain fut tout joyeux et il sourit à la jeune fille en disant : « Jeune fille, je ne sais qui tu es, mais sois bénie par Dieu de m’avoir tiré de l’étrange état dans lequel je me trouvais. Je ne me souviens de rien, sinon d’avoir eu des rêves effrayants qui m’ont laissé tout meurtri. »
La jeune fille guida le cheval d’Yvain jusqu’à la maison. « Qui est donc ta maîtresse ? demanda-t-il. – On l’appelle la Dame de Noiroson. Elle possède ce château, le parc où nous t’avons trouvé et bien d’autres domaines encore. Son époux, en mourant, lui a laissé deux comtés entiers mais aujourd’hui elle n’a plus guère que ce château et ce qui l’entoure, car le reste lui a été enlevé par son voisin, un jeune comte du nom d’Allier, parce qu’elle a refusé de devenir son épouse. – Voilà qui est bien triste », dit Yvain. La jeune fille et lui entrèrent dans la cour du château.
La jeune fille aida Yvain à descendre de cheval, le mena immédiatement dans une chambre confortable, alluma un feu et le laissa. Puis, elle se rendit auprès de la dame, lui raconta ce qui s’était passé et lui rendit la fiole. « Jeune fille, dit la dame, où est le reste de l’onguent ? – Il est tout entier perdu, répondit la jeune fille, car j’avais peur que le chevalier fût trop malade, et je n’ai pas hésité à tout utiliser. – Il m’est difficile de te faire des reproches à ce sujet. Cependant, je pense qu’il était inutile de dépenser tout cet onguent précieux pour un seul homme. Il eût pu servir encore de nombreuses fois. – Mais, dit la jeune fille, n’oublie pas qu’il s’agit d’Yvain, et que tu as besoin d’un chevalier tel que lui pour défendre ton domaine ! – C’est juste, répondit la dame, mais à condition qu’il veuille bien prendre ma défense. Fais en sorte de le servir le mieux possible. Qu’il ne manque de rien et qu’on lui permette de se remettre de ses fatigues sans l’accabler de questions. S’il était dans cet état, c’est qu’il devait avoir des raisons, et ces raisons ne sont qu’à lui-même. Sois discrète avec lui. »
La jeune fille prit congé de la dame et s’en alla retrouver Yvain, en compagnie de quelques servantes habiles et dévouées. Elle ordonna qu’on pourvût le chevalier de nourriture et de boisson en abondance, qu’on entretienne un feu en permanence dans sa chambre et qu’il pût se baigner souvent, et cela jusqu’à son rétablissement complet. Yvain mangea et but, se baigna abondamment et dormit paisiblement. Les poils qui recouvraient son corps s’en allèrent par touffes épaisses. Cela dura une quinzaine de jours, et sa peau devint plus blanche qu’elle ne l’avait jamais été. Alors, on le rasa et on le peigna soigneusement. Il avait enfin retrouvé toute son allure et sa prestance.
Un jour, Yvain entendit un grand tumulte dans le château, et un grand bruit d’armes à l’extérieur. Il demanda à la jeune fille ce qui se passait. « C’est le comte dont je t’ai déjà parlé, répondit-elle. Le voici qui, pour intimider ma dame, lance une attaque contre le château, à la tête d’une puissante troupe d’hommes en armes. Il espère que ma maîtresse va se rendre, qu’il l’épousera de force et qu’il possédera ainsi l’ensemble de ses domaines. » Yvain demanda si la Dame de Noiroson avait des armes et des chevaux. « Oui, dit-elle, les meilleures armes qui soient et les chevaux les plus rapides qu’on ait jamais vus. – Irais-tu lui demander de me prêter un cheval et des armes afin que je puisse aller voir de près ce qu’il en est de cette attaque ? – Volontiers, seigneur, dit-elle, j’y vais immédiatement. » La Dame de Noiroson fut tout heureuse en apprenant les intentions d’Yvain. « Fournis-lui tout ce qu’il demande, dit-elle à sa suivante. Nous avons bien besoin de son aide si nous voulons résister à ce maudit comte Allier. Et dis-lui bien que ces armes et ce cheval, je ne les lui prête pas. Je les lui donne. Il n’en a sans doute jamais eu de pareils en sa possession. J’aime mieux qu’il les prenne plutôt que de les voir la proie de mes ennemis. De toute façon, au point où nous en sommes, je n’ai plus rien à perdre ! »
On amena à Yvain un magnifique cheval gascon noir, parfait, portant une selle de hêtre, ainsi qu’une armure complète pour cheval et cavalier. Yvain revêtit son armure, monta en selle et sortit avec deux écuyers. En arrivant devant la troupe du comte Allier, ils virent des hommes en grand nombre, au milieu desquels il était difficile de distinguer qui que ce fût. Yvain demanda aux écuyers où se trouvait le comte. « Là-bas, à l’endroit où tu vois quatre étendards jaunes. Il en a deux devant lui et deux derrière lui. – Très bien, dit Yvain. Maintenant, retournez sur vos pas et attendez-moi près de l’entrée du château. » Les écuyers s’en retournèrent et Yvain poussa en avant jusqu’à ce qu’il rencontrât le comte. Sans plus attendre, il le provoqua, fonça sur lui, l’enleva de sa selle, le plaça entre lui et son arçon de devant, et tourna bride vers le château. En dépit de toutes les difficultés, malgré les hommes d’armes qui voulaient l’empêcher de passer, il arriva au portail avec le comte, auprès des écuyers. Ils entrèrent et l’on referma les portes après eux. La Dame de Noiroson se trouvait dans la cour auprès du montoir. C’est vers elle que se dirigea Yvain et, aussitôt, il lâcha le comte Allier qui s’affala sur le sol devant celle qu’il avait voulu combattre. « Dame ! s’écria Yvain, voici l’équivalent de l’onguent avec lequel tu m’as guéri de ma folie ! »
Les hommes du comte tendirent leurs pavillons autour du château, mais ils savaient que leur maître était prisonnier, et ils ne tentèrent aucune attaque, préférant attendre la suite des événements. Yvain avait relevé le comte, et celui-ci s’était incliné devant la Dame de Noiroson, lui demandant son pardon pour l’avoir importunée de si longs mois et pour s’être emparé de ses terres. Il assura la dame, par un serment solennel, qu’il accomplirait sa volonté et toutes ses exigences. Il jura de maintenir la paix, de réparer tous les dégâts qu’il avait causés et de rendre les deux comtés qui lui appartenaient. De plus, comme il était prisonnier, il dut, pour se libérer, donner à la Dame de Noiroson la moitié de ses domaines, ainsi que son or, son argent, ses joyaux, et des otages pris parmi ses vassaux. Moyennant quoi, le comte Allier put s’en aller. Mais il était fort honteux d’avoir été ainsi vaincu alors qu’il s’attendait à une victoire facile.
Quand tout fut rétabli, ainsi que l’avait voulu la dame, Yvain lui demanda la permission de partir. Elle ne lui eût pas donné congé s’il avait bien voulu la prendre pour épouse ou amie. Les chevaliers de Noiroson supplièrent Yvain de rester parmi eux, mais toutes leurs prières furent vaines. Il refusa même de se laisser conduire et se mit en route immédiatement sur le cheval noir que la dame lui avait donné. Il la laissait bien chagrine, elle qui s’était tant réjouie de la victoire et du traité passé avec le comte. Elle aurait voulu honorer Yvain et le faire, avec son consentement, le seigneur de tout ce qu’elle possédait. Mais rien n’aurait pu retenir Yvain, fils du roi Uryen. Il reprit son chemin vers les extrémités du monde et la solitude, celle-ci étant la seule compagne qu’il tolérait en son esprit embué de tristesse et de mélancolie.
Un jour, pendant qu’il chevauchait, pensif, parmi la forêt profonde, il entendit un cri de douleur, puis un second, puis un troisième, qui semblaient surgir d’un bosquet. Il se dirigea de ce côté et aperçut une butte rocailleuse au milieu du bois, et un rocher grisâtre sur le versant du tertre. Dans une fente du rocher se tenait un serpent et, à côté du rocher, il y avait un lion tout noir. Le serpent avait saisi le lion par la queue et le mordait cruellement. Yvain ne resta pas longtemps sans réaction devant cet étrange spectacle. Il commença par se demander lequel des deux animaux il allait aider, mais il se décida vite pour le lion, car on ne doit faire de mal qu’aux êtres venimeux et pleins de félonie. Il tuerait donc le serpent, et si, par la suite, le lion l’attaquait, il trouverait bien le moyen de se défendre.
Il tira donc son épée, mit son bouclier devant lui pour se garantir du feu que le serpent vomissait par la gueule, et attaqua la bête. Du premier coup, il lui trancha la tête, mais il frappa et refrappa tant et si bien qu’il en fit mille morceaux. Cependant, pour libérer le lion, il n’eut d’autre ressource que de lui couper un morceau de la queue. Il crut alors que le lion allait se jeter sur lui, et il se mit en garde. Mais le lion, tout heureux d’être délivré de l’emprise du serpent, ne semblait nullement agressif, bien au contraire : il s’avança vers Yvain, tenant ses pattes étendues et jointes et sa tête inclinée vers la terre, comme pour témoigner sa reconnaissance à celui qui l’avait sauvé. Yvain comprit très vite les sentiments éprouvés par le lion. De sa main gauche, il caressa la crinière de l’animal puis, ayant essuyé sur l’herbe son épée, il la remit au fourreau. Il remonta en selle et reprit son chemin. Mais, le lion le suivit et vint trotter à ses côtés. Visiblement, il ne voulait plus se séparer de son sauveur.
Il alla devant, tant qu’il sentit sous le vent des bêtes sauvages en pâture. L’instinct et la faim l’invitaient à bondir pour chasser une proie. Il se mit dans leurs traces pour bien montrer à son maître qu’il avait flairé quelque gibier, puis il s’arrêta et regarda Yvain comme s’il attendait son bon plaisir. Yvain comprit qu’il n’accomplirait rien sans son ordre : si son maître continuait son chemin, il demeurerait près de lui, mais s’il faisait mine de le suivre, il se précipiterait sur la venaison qu’il avait flairée. Yvain l’excita alors comme il l’eût fait d’un brachet. Le lion remit aussitôt le nez au vent : il ne s’était pas trompé, car à moins d’une portée d’arc, il y avait un chevreuil qui pâturait tout seul dans la vallée. Il eut vite fait de le prendre et de le saigner. Puis il le jeta sur son dos et l’apporta tout chaud à son maître.
Il faisait presque nuit. Yvain résolut d’établir son camp dans les bois et de goûter un peu du chevreuil. Il se mit à l’écorcher, lui fendit le cuir sous les côtes, lui enleva un lardé de la longe puis, ayant amassé des brindilles et des branches, il fit un feu clair et joyeux. Le lardé, mis à la broche, fut vite rôti. Mais ce dîner ne plut guère à Yvain, car il n’avait ni pain, ni sel, ni épices et ni couteau, et pas de vin non plus pour étancher sa soif. Le lion était couché à ses pieds, sans bouger. Il regarda Yvain se restaurer à sa convenance, et acheva le surplus jusqu’aux os. Yvain dormit toute la nuit, la tête appuyée sur son bouclier, et le lion eut tant de sens qu’il veilla et garda le cheval qui paissait l’herbe maigre du bois.
Ils partirent ensemble, au petit matin, et, pendant quinze jours, menèrent cette paisible vie. Le hasard les conduisit à la fontaine, sous le grand pin. Il s’en fallut de peu qu’Yvain ne redevînt fou de douleur lorsqu’il vit la clairière et s’approcha du perron. Il était tellement malheureux et accablé de regrets qu’il défaillit. Dans sa chute, son épée glissa hors du fourreau : la pointe s’enfonça légèrement dans son menton et du sang clair jaillit sur sa joue. Le lion crut son maître mort et en eut une douleur indicible. Pour peu, il se serait jeté sur la lame de l’épée pour qu’elle le transperçât. Il se hâta de dégager Yvain avec ses dents et appuya l’épée contre le tronc d’un arbre. Il sauva ainsi son maître qui courait à la mort, comme un sanglier affolé qui se jette en avant sans rien voir.
Mais, quand Yvain revint de pâmoison, la tristesse et l’angoisse le tenaillèrent à nouveau. Il se mit à gémir de plus belle d’avoir ainsi laissé passer le délai et encouru le mépris et la haine de celle qu’il aimait toujours. « Hélas ! s’écria-t-il. Pourquoi reste-t-il en vie, le misérable qui s’est ôté lui-même la joie ? Pourquoi n’ai-je pas le courage de mettre fin à mes jours ? Comment puis-je demeurer ici et voir tout ce qui me rappelle ma dame ? Que fait mon âme dans un corps qui souffre le martyre ? Mon devoir est de me mépriser et de me haïr à mort. Pourquoi m’épargnerais-je ? N’ai-je pas vu mon lion, qui était si désespéré à cause de moi, vouloir se transpercer de mon épée ? Redouterais-je la mort, moi qui ai changé le bonheur en malheur, la joie en chagrin ? C’était pourtant le bonheur le plus merveilleux, c’était la joie la plus pure et la plus belle ! Il faut bien dire qu’elle n’a pas duré longtemps, et cela par ma faute. Qui a perdu un tel bien par sa propre faute n’a plus droit au bonheur ! »
Il se lamentait ainsi quand il entendit un grand gémissement, puis un second, puis un troisième, tout près de lui. Il demanda s’il y avait là une créature humaine. « Oui, assurément, lui répondit une voix de femme, et la plus malheureuse qui ait jamais été ! » Yvain se leva et regarda autour de lui. À peu de distance de la fontaine, il vit une petite chapelle en pierre, sans autre ouverture qu’une lucarne, mais belle et très solide. Il s’approcha, mais la lucarne était si étroite qu’il ne pouvait rien distinguer à l’intérieur. « Qui es-tu ? » demanda-t-il. La voix lui répondit : « Je suis la plus infortunée de toutes les femmes. – Pourquoi es-tu là ? – On me retient prisonnière. La porte est si lourde que personne ne pourrait la briser. Ils savaient bien ce qu’ils faisaient ceux qui m’ont enfouie dans cette prison ! Ah, quel malheur est le mien ! – Tais-toi, folle, dit Yvain, ta douleur est plaisir, ton mal est un bien, au prix de ce que j’endure ! – Quel malheur est donc le tien ? – Il serait trop long d’en parler. Sache que je suis moi-même le plus malheureux de tous les hommes. – Peut-être, répondit la voix, mais au moins, tu as la possibilité d’aller et venir comme tu veux, tandis que moi, je suis emprisonnée. Et voici le sort qui m’est réservé : après-demain, on viendra me tirer d’ici et je serai livrée au supplice. – Ah ! par Dieu tout-puissant, dit Yvain, mais pour quel forfait ? – Seigneur, je suis accusée de trahison, et si je ne trouve pas quelqu’un pour prendre ma défense, je serai pendue ou brûlée. – Alors, je peux dire que mon chagrin surpasse le tien, car tu as encore l’espoir d’être délivrée. – Oui, mais je ne sais pas par qui. Ils ne sont que deux au monde qui peuvent oser me défendre, car pour cela il faut entreprendre un combat contre trois hommes ! – Comment, ils sont trois, ceux qui t’accusent ? – Oui, seigneur, ils sont trois et prêts à tout pourvu que je meure ! – Mais qui sont les deux hommes qui pourraient les combattre ; et ainsi te délivrer ? – Je vais te le dire : l’un est Gauvain, le neveu du roi Arthur, l’autre est Yvain, fils du roi Uryen. C’est d’ailleurs à cause de ce dernier que je suis condamnée à mourir. – À cause de qui, dis-tu ? – À cause du fils du roi Uryen, seigneur, aussi vrai que je prie Dieu de me secourir.
— Mais qui es-tu donc ? demanda Yvain. – Je suis Luned, la suivante de la Dame de la Fontaine. – Et moi, je suis Yvain, fils du roi Uryen, et je te garantis que tu ne mourras pas. J’ai trop d’obligations envers toi et, de toute façon, je ne laisserais jamais une jeune fille en danger sans la secourir. Mais pourquoi te trouves-tu prisonnière ici et quels sont ceux qui t’accusent ? – Je ne te le cacherai pas, seigneur. Il est vrai que je n’ai pas épargné mes peines quand tu étais dans le besoin et en grand danger d’être tué. J’ai fait aussi l’impossible pour te réconcilier avec ma dame. C’est sur ma prière qu’elle a consenti à te prendre pour époux. Mais quand il arriva que tu dépassas le délai qu’elle t’avait fixé, ma dame ressentit beaucoup de colère à mon égard, car elle me rendait responsable de ta forfaiture. Elle a cru de bonne foi que je l’avais trompée. De plus, le sénéchal, un larron déloyal, rongé de jalousie et d’envie parce que ma dame m’accordait sa confiance en maintes occasions, en profita pour mettre la brouille entre nous. En pleine cour, il m’accusa de l’avoir trahie pour ton compte, Yvain. Je n’avais d’autre soutien que moi seule, et je savais bien que je n’étais pas coupable d’un tel crime. Alors, comme j’étais effrayée, et sans prendre conseil de personne, je répondis que je me ferais défendre par un chevalier contre trois. Et le félon se garda bien de repousser une telle épreuve. Quant à moi, je ne pouvais plus me dérober et retirer mon offre. Je dus alors m’engager à trouver, dans un délai de quarante jours, un chevalier qui soutiendrait ma cause. – Et tu n’en as pas trouvé ? demanda Yvain. – Je suis allée à la cour du roi Arthur, mais Gauvain était engagé dans une lointaine expédition. Et personne n’avait de nouvelles de toi, Yvain, depuis que tu t’étais enfui le jour où tu reçus le message de la Dame de la Fontaine. Et, après-demain, par ta faute, je mourrai de mort honteuse et serai brûlée sans recours.
— Certes, non ! s’écria Yvain. À Dieu ne plaise qu’on te fasse du mal à cause de moi ! Tant que je vivrai, je te protégerai. Après-demain, tu me verras ici, en ce même endroit, au moment où l’on viendra te tirer de cette chapelle, et je serai prêt à combattre pour toi. Mais je te demande une chose, Luned : ne révèle à personne qui je suis. De quelque manière que tourne la bataille, fais en sorte qu’on ne me reconnaisse pas ! – Je mourrais plutôt que de révéler ton nom, seigneur. Mais je te supplie de ne pas revenir pour moi. Je ne veux pas que tu entreprennes une bataille si cruelle. C’est ma faute, puisque je me suis vantée de pouvoir être défendue par un seul chevalier contre trois. Je te remercie de ta promesse et de ton engagement, mais je t’en tiens quitte. Il vaut mieux que je meure seule plutôt que de les voir se réjouir de ta mort et de la mienne ! Car si tu étais tué dans ce combat, je ne serais pas sauvée pour autant. Mieux vaut donc que tu restes vivant. – Je ne reviendrai pas sur ma parole, répondit Yvain. Je combattrai tes accusateurs et je serai vainqueur. »
Cette nuit-là, Yvain ne voulut pas laisser Luned seule, abandonnée à son angoisse. Il fit cuire de la venaison sur un feu qu’il avait allumé près de la chapelle, et quand les tranches furent suffisamment rôties, il en passa quelques-unes par la lucarne afin que Luned pût se restaurer elle aussi. Ils mangèrent et s’entretinrent pendant de longues heures, tandis que le lion s’était couché non loin de là et semblait monter la garde afin de prévenir son maître de tout danger qui pourrait survenir. Mais, le lendemain, Yvain se sentit un peu las. Il demanda à Luned si elle connaissait, aux environs, un lieu où il pourrait trouver une nourriture abondante et un bon accueil pour la nuit précédant le combat.
« Oui, seigneur, répondit-elle. Tu n’as qu’à suivre la vallée, le long de la rivière. Au bout de peu de temps, tu verras une très belle forteresse, surmontée de hautes tours. Le comte à qui appartient cette demeure est l’un des meilleurs hommes du monde, du moins lorsqu’il reçoit des voyageurs à sa table. Il te fera bon accueil et tu pourras te reposer tant que tu voudras. » Yvain prit congé de Luned et partit, toujours accompagné de son lion. Il eut tôt fait de découvrir la forteresse avec ses hautes tours. Mais, si l’ensemble des bâtiments qui la composaient paraissait solide et imprenable, tout le terrain, au-dessous, était ravagé, et l’on y voyait des ruines de maisons à profusion.
Yvain se présenta à la porte de la forteresse. Aussitôt, six ou sept valets descendirent le pont et allèrent à sa rencontre. Mais ils furent fort effrayés quand ils virent le lion et prièrent le chevalier de laisser l’animal à la porte. « Il n’en est pas question ! s’écria Yvain. Je n’entrerai pas sans lui. Nous logerons ici tous les deux, ou je resterai dehors moi-même, car ce lion est mon ami. D’ailleurs, vous n’avez rien à craindre de lui. Je le garderai bien, soyez tranquilles. » On les fit entrer et l’on s’occupa du cheval, mettant de la nourriture en abondance devant lui.
Yvain fut accueilli par le comte, qui était un bel homme aux cheveux blancs. Il ordonna aux valets et aux écuyers de désarmer le chevalier et de l’emmener dans la grande salle après lui avoir permis de se laver. « Sois le bienvenu, seigneur, dirent-ils. Que Dieu te donne de demeurer ici et d’en repartir joyeux et comblé d’honneurs. »
Du plus noble jusqu’au plus humble, tous s’empressèrent autour de lui et lui firent fête. Nulle part assurément, Yvain n’avait remarqué un service aussi courtois et aussi bien fait. Mais il se rendit compte que ceux qui l’entouraient pouvaient à peine dissimuler la grande tristesse qui les étreignait. Pourtant, ils s’efforçaient de faire bon visage à leur hôte. Ils se mirent à table. Le comte s’assit auprès d’Yvain, et sa fille unique, qui était d’une grande beauté, de l’autre côté. Jamais Yvain n’avait vu une personne aussi accomplie que cette jeune fille. Le lion alla s’installer sous la table, entre les jambes d’Yvain qui lui donna de tous les mets qu’on lui servait. Le seul défaut qu’Yvain trouvait dans ce château, c’était la tristesse de ses habitants. Alors, au milieu du repas, il dit à son hôte : « Il est temps pour toi d’être joyeux !
— Dieu m’est témoin, répondit le comte, que ce n’est pas à cause de toi, ni contre toi, que nous éprouvons tant de tristesse ! Je vois qu’il faut que je t’explique notre situation. Mes deux fils sont allés hier chasser dans la montagne. Mais il y a là un monstre qui mange de la chair humaine et qui porte le nom de Harpin de la Montagne. Jusqu’à présent, il s’était contenté de ravager mes terres et de brûler les maisons qui se trouvaient en dehors de la forteresse. Hier, il s’est emparé de mes deux fils, et m’a fait savoir qu’il les tuera devant moi si je ne lui donne pas ma fille unique. Ce n’est pas qu’il veuille l’épouser, mais il veut m’humilier : il raconte à qui veut l’entendre qu’il la livrera, pour leur plaisir, aux garçons les plus vils et les plus dégoûtants qu’il puisse trouver. Or, c’est demain le jour fixé par lui : je dois lui livrer ma fille, sinon il tuera mes fils devant moi. C’est un monstre qui a une figure humaine, mais la taille d’un géant. – Voilà qui est affreux, dit Yvain, et quel parti vas-tu prendre ? – Tu vas comprendre la raison de notre détresse : j’ai décidé de ne pas lui livrer ma fille, car il y va de son honneur et de notre honneur à tous. J’aime encore mieux sacrifier mes fils que de voir cette innocente aux mains de ce monstre et de ses abominables serviteurs. Je crois que si je commettais pareille action, j’en mourrais de honte et dans le déshonneur le plus complet. – Tu as sans doute raison, dit Yvain mais, en fait, cet Harpin de la Montagne, comme tu l’appelles, ne mérite pas de vivre. » Et ils s’entretinrent d’autres sujets, sans pour autant lever de l’atmosphère la tristesse qui régnait sur l’assemblée. Et, lorsqu’il fut l’heure d’aller se coucher, Yvain gagna la chambre qu’on lui avait attribuée et y dormit profondément en compagnie de son lion.
Le lendemain, peu après le lever du jour, on entendit un bruit effroyable : c’était le géant qui venait avec les deux jeunes gens et qui réclamait la fille du comte. Yvain se leva rapidement, mais il était plongé dans de sombres pensées. C’était en effet le jour où il devait affronter les trois chevaliers qui accusaient Luned de trahison et, pour rien au monde, il n’aurait oublié sa promesse de venir la défendre et prouver son bon droit. Mais, d’autre part, pouvait-il laisser s’accomplir l’horrible forfait que projetait Harpin de la Montagne ? Il se sentait en proie au plus noir désespoir. « Ah ! se disait-il, il faut que je sois maudit pour me trouver en une telle situation. Si j’abandonne mon hôte, je suis un lâche, et si je ne cours pas à l’aide de Luned, je suis également lâche et renégat. Plût au Ciel que je n’eusse point manqué le délai que m’avait fixé ma dame, car Luned ne serait pas en grand danger d’être pendue ou brûlée ! Je ne suis qu’un misérable et je ne mérite même pas la compassion ! »
Tout en soliloquant, il s’était armé, et il alla rejoindre le comte qui se trouvait sur une tour. Le spectacle était surprenant : le géant venait d’arriver, amenant avec lui les deux fils du comte, attachés sur leurs chevaux, les pieds et les mains chargés de chaînes en fer, les vêtements en lambeaux ; leurs montures n’étaient que des roncins échinés, maigres et boiteux. Un nain enflé comme une outre chevauchait à leurs côtés en les frappant sans cesse d’un fouet comportant des nœuds, si bien qu’ils étaient tous deux ensanglantés. Quant au géant, il portait sur l’épaule un pieu très gros, carré et pointu avec lequel il les poussait rudement. En voyant l’état déplorable des jeunes gens, Yvain fut pris d’une grande pitié.
Le géant s’arrêta dans la plaine, devant la porte de l’enceinte, et il défia le comte, menaçant de tuer ses fils, à l’instant même, s’il ne lui livrait sa fille. Il se complut à décrire le sort qu’il réservait à celle-ci, il la livrerait à la valetaille pour forniquer, car lui-même ne la prisait pas suffisamment pour daigner s’avilir en la prenant ; elle serait donc au service de tous les garçons pouilleux qui la désireraient, et de tous les lépreux ou loqueteux qui s’aventureraient dans les parages. La détresse du comte était grande en entendant ces paroles infâmes, et il savait bien que le géant était capable d’aller jusqu’au bout de son ignominie. C’est alors qu’Yvain s’écria : « Seigneur, ce géant est féroce et sans scrupules, mais il est grand temps qu’il paye ses excès de jactance ! Ce serait malheur si une fille d’une telle beauté et d’une telle dignité que la tienne était jetée entre les pattes de ces monstres qu’il nous présente ! Amenez mon cheval et baissez le pont ! Je vais aller combattre Harpin de la Montagne, je lui ferai mordre la poussière et reconnaître sa défaite, de telle sorte que tes fils soient libérés ! Ensuite, je te dirai adieu et je m’en irai à mes affaires ! »
On se hâta d’obéir. Yvain sauta sur son cheval noir et se précipita au-dehors, suivi de son lion. Il s’arrêta devant Harpin, mais celui-ci lui dit d’un ton hargneux et farouche : « Vraiment, celui qui t’envoie ici ne t’aime guère ! Et si tu lui as fait du mal, il a trouvé le meilleur moyen de te châtier ! Sa vengeance sera éclatante, en vérité, et tu n’échapperas pas au sort qu’il t’a réservé ! – Trêve de bavardages, répondit Yvain. Je suis pressé. Fais de ton mieux et je ferai de même. »
Yvain s’élança aussitôt contre le géant et le visa à la poitrine qui était recouverte par une peau d’ours. Le géant voulut se protéger en levant son énorme pieu devant lui, mais l’élan de son adversaire était tel qu’il n’en eut pas le temps. La lance d’Yvain pénétra dans le corps du géant, et le sang gicla tout autour. Hurlant de douleur, Harpin répliqua en le frappant de son pieu, mais Yvain avait tiré son épée. Le géant, qui se fiait en sa seule force, était mal armé pour la joute et, surtout, manquait de souplesse ; brusquement, le chevalier fondit sur lui et le frappa non du plat, mais du tranchant, lui arrachant une partie de la joue. Le géant poussa un cri terrible et riposta de telle sorte qu’il le fit broncher sur le cou du destrier.
Quand il vit son maître à moitié assommé, le lion se hérissa : d’un bond furieux, il s’agrippa à la peau velue du géant qu’il déchira comme une écorce. Il lui enleva un morceau de hanche et lui trancha les muscles des fesses. Le géant se sentit gravement blessé, mais il se dégagea en beuglant comme un taureau. Levant son pieu à deux mains, il voulut en finir avec le lion et le frapper, mais il manqua son coup, le lion ayant fait un bond en arrière qui le mit hors de portée. Pendant ce temps, Yvain, qui avait récupéré, brandit de nouveau son épée et, sans que l’autre y prît garde, en deux coups, lui détacha l’épaule du tronc. Le géant tomba en poussant un hurlement, avec le fracas d’un chêne qu’on abat dans la forêt. Après quoi, Yvain, calmement, coupa la tête de Harpin de la Montagne.
Des acclamations saluèrent la victoire d’Yvain sur le monstre. On délia les deux jeunes gens qui se précipitèrent aux genoux de leur sauveur. Le comte pleurait et ne savait comment remercier son hôte. Sa fille bénissait Dieu de leur avoir envoyé ce chevalier inconnu qui les avait sauvés d’un terrible péril. Enfin, le comte demanda à Yvain : « Qui es-tu donc, chevalier ? Dis-le-moi afin que je puisse répandre ton nom à travers le monde. » Yvain s’essuya le visage avec un linge qu’un valet lui tendait, et répondit : « Si on t’interroge sur celui qui a vaincu Harpin de la Montagne et a délivré tes deux fils, tu répondras que c’était le Chevalier au Lion. Tel est le nom que je désire porter. Maintenant, je dois prendre congé car, avant midi, j’aurai encore rude besogne à accomplir ! »
Le comte et les siens le pressèrent de rester encore un moment avec eux. « Si je le voulais, je ne le pourrais pas, car j’ai donné ma parole de défendre une jeune fille que l’on accuse injustement. Mais je n’oublierai jamais votre accueil alors que vous étiez dans la peine et l’affliction. » Le comte voulut le faire accompagner par des hommes à lui, Yvain refusa tout net. Il remonta en selle et, après avoir salué comme il convenait ses hôtes, il s’éloigna au grand galop avec la seule compagnie de son lion.
Il ne fut pas long à retrouver la clairière où se trouvaient la fontaine, le pin et la petite chapelle. Il vit qu’on avait allumé un grand feu. Deux valets bruns, aux cheveux frisés, amenaient la jeune fille qu’on avait sortie de sa prison, et ils la conduisaient vers le bûcher, les mains liées et toute nue en sa chemise. Yvain arriva au moment où ils allaient la jeter dans les flammes. « Arrêtez ! » cria-t-il. Chacun s’immobilisa. Il descendit de cheval et s’avança vers un groupe d’hommes, leur demandant ce qui se passait et pourquoi on allait brûler la jeune fille. Ils racontèrent leur différend comme l’avait raconté Luned, la nuit précédente. Et ils ajoutèrent : « Yvain, le fils d’Uryen, lui a fait défaut, et c’est pourquoi nous allons la brûler. – En vérité, Yvain était un bon chevalier, et je serais bien étonné, s’il savait cette jeune fille dans cet embarras, qu’il ne vînt pas la défendre. – Peut-être, dirent-ils, mais en tout cas, il ne s’est pas présenté. – Nul ne sait où il se trouve, dit encore Yvain. Alors, si vous me le permettez, je prendrai sa place et j’irai me battre contre vous. – Par Celui qui nous a créés, nous acceptons, mais sache que tu devras te battre contre trois. – C’est entendu », répondit Yvain. Il remonta en selle et se prépara au combat. Le lion suivit son maître, comme s’il avait l’intention de le protéger. « Chevalier, dirent les trois accusateurs, il est convenu que nous nous battons contre toi, mais il n’a jamais été question de ce lion ! – C’est juste », répondit Yvain. Et il ordonna au lion de reculer et de se tenir tranquille. Le lion obéit, mais il était visible qu’il guettait tous les mouvements de son maître.
Les trois chevaliers attaquèrent les premiers. Yvain s’avança au pas, car il ne voulait pas lâcher la bride. Il leva son bouclier et les laissa briser leurs lances tandis que la sienne demeurait intacte. Alors, il recula de la distance d’un arpent et, brusquement, avec la rapidité de la foudre, se précipita sur ses adversaires. Il atteignit le sénéchal de sa lance et le fit basculer à terre. Le coup avait été si violent que le sénéchal resta allongé sur le sol un long moment, sans pouvoir riposter de quelque manière que ce fût. Les deux autres accoururent alors en brandissant leurs épées. Yvain réussit à parer leurs coups, et lui-même les blessa rudement. Cependant, le sénéchal parvint à se relever et vint à la rescousse : les trois accusateurs se précipitèrent alors ensemble sur Yvain, et celui-ci reçut quelques blessures qui le mirent mal en point.
C’est alors que le lion qui, jusque-là, avait regardé le combat en demeurant immobile, comprit que son maître était en danger. Il poussa un rugissement de colère et bondit, assaillant avec une telle rage le sénéchal que, du premier coup, il lui déchira son haubert et lui déchiqueta l’épaule. Le sénéchal tomba pour ne plus se relever. Les deux autres se ruèrent sur Yvain, bien décidés à lui faire payer cher la mort de leur compagnon. Mais, là encore, le lion bondit sur les deux félons. Ils reculèrent et attaquèrent l’animal, tandis qu’Yvain se précipitait à son tour afin de les pourfendre de son épée. Comprenant que tout était perdu, ils eurent la sagesse de demander leur grâce, ce qu’Yvain leur octroya volontiers. Peu lui importait le sort de ces deux hommes, puisqu’il avait réussi, malgré les blessures qu’il avait reçues, à justifier Luned. On libéra celle-ci et on chanta les louanges du courageux chevalier qui avait pris sa défense. Mais quand on le chercha pour l’inviter, de la part de la Dame de la Fontaine, à venir se reposer dans la forteresse de Landuc, on ne le trouva point. Il avait profité du tumulte qui avait suivi sa victoire pour disparaître dans la forêt avec son lion.
Mais Yvain souffrait de ses blessures, et le lion avait été lui aussi atteint en plusieurs endroits. Tous deux eurent grande peine à poursuivre leur route. Au moment où la nuit allait tomber, ils arrivèrent devant une forteresse dont la porte était déjà fermée. Yvain appela. Le portier lui ouvrit et prit son cheval par les rênes : « Seigneur, dit-il, tu parais mal en point. Sois assuré que nous te procurerons l’hospitalité dont tu as besoin. – Volontiers, bel ami, répondit Yvain, car je ne pourrai pas continuer longtemps à cheminer ainsi. » On les fit entrer, lui et son lion. On mit son cheval à l’écurie, on le désarma, et on avertit le seigneur de la maison qui vint aussitôt à sa rencontre, accompagné de son épouse et de ses filles. Ils l’accueillirent avec empressement, le menèrent dans une chambre tranquille et, par bienséance, logèrent le lion avec lui. Deux des filles du seigneur, qui étaient expertes en médecine et en chirurgie, s’employèrent à les soigner de leur mieux. Yvain et son lion séjournèrent là autant de jours qu’il fallut pour qu’ils fussent rétablis de leurs blessures.
Mais si son corps était guéri, l’esprit d’Yvain était loin d’avoir retrouvé la paix. Il ne cessait de penser à la Dame de la Fontaine. Son amour était sans remède puisque c’était sa dame elle-même qui l’avait chassé de sa vue. Pourtant, au fond de lui-même, renaissait un vague espoir. Il décida de retourner à la fontaine et d’y soulever de telles tourmentes que, par force et par nécessité, Laudine de Landuc serait contrainte de conclure la paix avec lui. Il prit donc congé de ceux qui l’avaient si courtoisement hébergé et se dirigea vers la forêt où se trouvaient la clairière, la fontaine, le pin et la petite chapelle.
Mais il se trompa de chemin et s’égara sur une grande lande dont il ne voyait pas l’issue. Il parvint ainsi jusqu’à un grand ravin impossible à franchir tant les pentes en étaient rudes et tant la végétation qu’il y avait au fond était dense et ténébreuse. Il décida de suivre le ravin jusqu’à ce qu’il pût trouver le moyen de le franchir. Au bout d’un certain temps, il aperçut la masse imposante d’une forteresse qui jaillissait des broussailles. Comme le soir tombait, il se dit qu’il pourrait être hébergé en cet endroit, et il alla dans cette direction. Mais, plus il marchait, plus la forteresse lui semblait lointaine. Il atteignit alors un petit bois où il rencontra un bûcheron qui, ayant fini de couper des arbres, se préparait à rentrer chez lui. Il lui demanda quelle était la forteresse qu’on voyait à l’horizon et quel était le plus court chemin pour y accéder. « Ce n’est pas difficile, seigneur, répondit le bûcheron ; il suffit de traverser le ravin par le sentier que tu aperçois sur la gauche, à la sortie du bois. Mais je te déconseille d’y aller, car il y a bien longtemps que cette forteresse est possédée par les démons. Tous ceux qui ont le malheur de s’y arrêter subissent de grandes moqueries et beaucoup n’en reviennent pas. C’est pourquoi on l’appelle le Château de Pesme Aventure[34]. – Je te remercie de tes conseils, répondit Yvain, mais j’irai tout de même, car je ne désire pas passer la nuit dehors. » Il quitta le bûcheron et, toujours suivi de son lion, s’engagea dans le sentier qui était étroit et tortueux, bordé de ronces et de plantes épineuses qui labouraient les flancs de son cheval. Enfin, il sortit du ravin et se trouva en face d’une immense forteresse dont les murailles, de couleur grise, étaient hérissées de grandes tours munies de créneaux et de poivrières. À vrai dire, l’aspect de cette forteresse n’avait rien d’engageant. Dans la lande qui s’étendait sous la forteresse, des gens allaient et venaient. Et certains interpellèrent Yvain : « Mal venu ! Tu es le mal venu, seigneur ! Cet hôtel t’a été indiqué pour ta honte et pour ton malheur ! – Mauvaises gens, répondit Yvain, pourquoi donc m’accueillez-vous ainsi ? – Pourquoi ? Tu le sauras bien assez tôt si tu as le courage d’avancer. Mais tu n’en sauras rien tant que tu ne seras pas monté là-haut dans la forteresse ! »
Yvain se dirigea vers l’entrée mais, autour de lui, les gens disaient : « Malheureux ! Où vas-tu ? Si jamais quelqu’un t’accabla de honte et d’outrages, là où tu vas, tu en recevras comme jamais tu n’en as reçu ! – Gens sans honneur et sans courage ! s’écria Yvain avec colère, misérables insolents, pourquoi me traitez-vous ainsi ? Que vous ai-je fait pour que vous vous moquiez ainsi de moi ? » À ce moment, une dame d’un certain âge et qui paraissait fort courtoise lui dit : « Ami, tu te fâches sans raison. Ils ne disent rien pour te déplaire, mais ils t’avertissent, si tu le comprends bien, de ne pas aller t’héberger là-haut. Ils n’osent pas t’en dire la raison, mais ils te provoquent parce qu’ils veulent t’effrayer. Ils ont l’habitude de faire la même chose avec tous ceux qui passent par ici, pour leur éviter d’aller plus avant. La coutume est telle que nous n’osons loger en nos maisons aucun voyageur qui vienne du dehors. Mais rien ne t’empêche de t’y rendre et personne ne te barre le chemin. Tu peux aller là-haut si tel est ton désir, mais si tu veux mon avis, tu ferais bien de t’en retourner ! – Je te remercie de tes conseils, dame, dit Yvain, mais je n’ai jamais reculé devant une menace. »
Il s’avança vers la porte en compagnie de son lion. « Viens vite ! cria le portier dès qu’il le vit. Viens vite et sois le mal venu ! Tu seras dans un lieu où l’on te tiendra bien ! » Yvain ne répondit rien, comme si l’insolence des propos ne le touchait d’aucune façon. Il passa le seuil, devant le portier. Il continua et vit une immense salle et, au fond, une sorte de préau clos de gros pieux aigus. Entre les pieux, il aperçut au moins trois cents jeunes filles qui tissaient divers ouvrages de fil d’or et de soie. Leur pauvreté était grande ; elles n’avaient pas de ceintures, leurs cottes étaient déchirées sur les seins et sur les flancs, et leurs chemises étaient sales. Elles avaient le cou grêle et le visage tout blêmi de faim et de maladie. Quand elles virent Yvain, elles baissèrent la tête et se mirent à pleurer ; elles demeurèrent un assez long temps ainsi, n’ayant plus le courage de rien faire, tant elles étaient abattues et lasses. Quand Yvain les eut regardées, il retourna vers la porte, mais le portier s’élança vers lui en criant : « C’est trop tard ! Tu es entré, et tu ne t’en iras pas maintenant. Tu voudrais bien être dehors, n’est-ce pas ? Mais, par mon chef, cela ne sera pas. Et tu seras si mortifié que tu ne pourrais l’être davantage. Tu as été bien fou d’entrer ici, car il n’y a rien à faire pour en sortir. – Je n’en ai nulle envie, frère, répondit Yvain. Mais dis-moi, par l’âme de ton père, qui sont ces jeunes filles que j’ai vues dans le préau, qui tissent des draps d’or et de soie. Les ouvrages me plaisent beaucoup, mais il me déplaît que ces jeunes filles soient misérables, maigres de corps et pâles de visage. Elles seraient très belles, il me semble, si elles avaient tout le nécessaire ! – Je ne te répondrai pas, dit le portier. Cherche quelqu’un qui puisse te renseigner là-dessus ! – Soit, dit Yvain, c’est bien ce que je vais faire. »
Il chercha la porte du préau. Une fois qu’il fut à l’intérieur, il se trouva au milieu des jeunes filles en pleurs. « Dieu veuille, dit-il, que ce chagrin qui est le vôtre, et dont j’ignore la cause, se change bientôt en joie et liesse ! – Seigneur, que Dieu que tu as invoqué veuille bien t’entendre, dit l’une des jeunes filles. Si tu le désires, je peux te raconter pourquoi nous sommes là, ce que nous y faisons et quelle est notre condition. – Parle, jeune fille, et ne me cache rien des ennuis qui sont les tiens et ceux de tes compagnes.
— Seigneur, lui dit la jeune fille, il y a longtemps, le roi de l’Île-aux-Pucelles entreprit de voyager, afin d’apprendre des choses nouvelles, à travers les pays du monde. Il alla tant, comme un fou naïf, qu’il se jeta dans ce péril. Il vint en ce lieu pour notre malheur, car c’est nous, les captives, qui sommes ici, qui en supportons la honte et les souffrances, bien que nous ne les ayons certes pas méritées. Sache que toi-même, tu peux t’attendre à un affront mortel si l’on n’accepte pas ta rançon. Je disais donc que notre roi vint en ce château, où habitent deux fils de démon : ce n’est pas une fable, je peux jurer qu’ils sont nés d’une femme et d’un lutin diabolique[35].
« Ces deux diables, continua la jeune fille, combattirent le roi de l’Île-aux-Pucelles, et ce fut pour lui une terrible épreuve car, à l’époque, il avait à peine dix-huit ans : ils pouvaient le pourfendre aussi facilement qu’un agneau. Le roi eut grande peur, et il se tira de l’épreuve le mieux qu’il put, en jurant d’envoyer chaque année, dans cette forteresse, trente des jeunes filles de son royaume. Il fut tenu quitte pour cette rente. Il fut convenu par serment que ce tribut durerait jusqu’à la mort des deux démons et que, le jour seulement où ils seraient vaincus en bataille, le roi serait déchargé de cet impôt : nous serions alors libérées, nous qui sommes abandonnées à la honte, à la souffrance, à la misère, au désespoir, et qui sommes privées de toute joie et de tout plaisir. Mais je dis cela en pure perte, car je sais très bien que nous ne sortirons jamais d’ici.
« Toujours nous travaillerons la soie, et jamais nous ne serons mieux vêtues. Nous serons toujours pauvres et nues et nous aurons toujours faim et soif. Jamais nous ne saurons gagner assez pour améliorer notre vie quotidienne. On nous donne du pain avec parcimonie, peu le matin et encore moins le soir. Pour vivre, chacune de nous n’a que ses mains et le travail qu’elles peuvent accomplir et, pour cela, on nous paie quatre deniers. Cela ne suffit pas pour assurer la nourriture et le vêtement, car qui gagne ici vingt sous la semaine n’est pas pour autant tiré d’affaire et sache bien qu’aucune de nous ne gagne vingt sous ou plus ! Avec une telle somme, un duc serait riche, mais ici, nous sommes pauvres, et c’est celui pour qui nous travaillons qui s’enrichit de notre peine[36]. Nous veillons une grande partie de la nuit et nous travaillons toute la journée et, lorsque nous nous arrêtons, on menace de nous mettre à la torture ou de nous tuer. Aussi, nous n’osons même pas prendre de repos. Que te dirai-je de plus ? Nous sommes si malheureuses que je ne saurais te raconter le quart de nos souffrances. Mais, ce qui nous rend folles de douleur, c’est que très souvent, nous voyons des hommes valeureux et pleins de courage venir combattre les démons qui nous gardent. Ils payent très cher l’hospitalité qu’on leur accorde. C’est d’ailleurs ce qui t’arrivera demain, car il te faudra, bon gré, mal gré, combattre tout seul contre les deux diables incarnés. Et je t’assure que tu y perdras ton nom !
— Je l’ai déjà perdu, mon nom, dit Yvain avec une certaine amertume. Mais je répète mon vœu : que Dieu nous rende joie et honneur, et je jure bien que si je peux vous tirer de votre peine, je le ferai volontiers. Maintenant, je veux aller voir quelle mine me feront les gens qui habitent ce château. – Va donc, seigneur, répondit la jeune fille, et que te protège Celui qui donne et disperse tous les biens de ce monde. »
Il arriva dans la grande salle et n’y trouva ni bonnes ni mauvaises gens qui lui fussent de quelque secours. Il poursuivit son chemin et se retrouva dans un verger. Il aperçut alors, appuyé sur le coude, un homme d’un certain âge qui gisait sur un drap de soie. Une jeune fille se tenait devant lui et lui racontait une histoire du temps jadis. Pour écouter la conteuse, une dame était venue également s’accouder. D’après la ressemblance, ce devait être la mère de la jeune fille, et l’homme d’un certain âge ne pouvait être que son père. Elle ne paraissait pas avoir plus de dix-sept ans, et elle était si belle et si douce que le dieu amour eût mis tous ses soins à la servir s’il l’avait connue, et il ne l’eût fait aimer par un autre que lui-même ; pour obtenir ses bonnes grâces, il eût plutôt renoncé à sa divinité et se fût changé en homme.
Quand ils s’aperçurent qu’Yvain était entré dans le verger, tous ceux qui s’y trouvaient se levèrent et l’entourèrent : « Sois béni, seigneur, dirent-ils, sois béni en toutes tes entreprises, et que Dieu aide tous ceux que tu aimes. » Ils étaient tous en grande joie et lui firent très bonne figure, comme s’ils avaient plaisir à l’héberger. La fille du seigneur le servit et l’honora, comme on le doit à un hôte de marque. Elle lui ôta son armure et, de ses belles mains, lui découvrit le visage. Puis elle tira d’un coffre une chemise ridée et des braies blanches et, prenant du fil et une aiguille, elle lui cousit les manches. Elle mit ensuite autour de son cou un manteau de vair et d’écarlate. Yvain était confus de tant d’attentions et ne savait pas ce qu’il fallait en penser : cela contrastait tellement avec l’hostilité qu’on lui avait manifestée jusqu’alors.
Quand il fut habillé et paré, Yvain se promena à travers le verger, et son lion le suivit tranquillement comme s’il avait été un chien fidèle. Yvain admira les arbres et les fleurs et s’engagea ensuite dans une courtine d’où il pouvait voir tout le paysage alentour. Il aperçut un vol d’oiseaux noirs dans le ciel qui semblaient tourbillonner autour de lui. Intrigué, il les regarda attentivement. L’un des oiseaux plongea et disparut derrière une échauguette. Quelques instants plus tard, il vit surgir une femme vêtue d’un grand manteau noir et dont la chevelure brune flottait au vent. La femme s’approcha de lui et Yvain la reconnut. « Morgane ! s’écria-t-il. Que fais-tu ici ? – Ne parle pas si fort, répondit-elle. Il est inutile qu’on sache ma présence ici. Je suis venue t’avertir que tu devras demain affronter le plus terrible péril auquel tu te sois exposé. – Ne t’inquiète pas pour moi, Morgane, je me suis tiré de plus mauvais pas et je savais, en venant ici, que je m’exposais à de grands dangers. Mais peu m’importe, puisque la femme que j’aime m’a rejeté. Je préfère mourir dignement que de mener une vie de regret et de remords. » Morgane se mit à rire. « Ce n’est pas encore le moment ! dit-elle. Tu as mieux à faire que de te morfondre en songeant à la Dame de la Fontaine ! – Tu connais bien des choses, Morgane, tu as beaucoup de pouvoirs, mais tu ne peux rien pour moi. – Qu’en sais-tu ? demanda-t-elle. – Je n’ai pas confiance en toi », répondit Yvain. Morgane le regarda avec ses yeux intensément lumineux. « Tu as bien tort. Luned est une de mes fidèles servantes, et c’est sur mon ordre qu’elle est venue à ton secours quand tu te trouvais dans un péril mortel. C’est encore sur mon ordre qu’elle a fait en sorte de te réconcilier avec Laudine de Landuc, puis te permettre de l’épouser. Il est vrai que tu t’es acquitté de ta dette envers elle, puisque à ton tour, tu lui as sauvé la vie. Écoute-moi bien, Yvain, fils du roi Uryen : il y a des choses qui te dépassent, parce que tu n’es pas capable de les comprendre. Sache que, demain, il te faudra combattre deux adversaires que personne n’a jamais pu vaincre parce qu’ils sont protégés par des pouvoirs magiques, – Ce n’est pas la première fois que j’affronterai de tels pouvoirs. Jusqu’à présent, j’en ai toujours eu raison, au nom de Dieu tout-puissant. – Peut-être, mais tu n’as jamais eu à combattre deux fils de diable. Je sais ce qu’il en est, et j’ai reçu les enseignements de Merlin à ce sujet. » Elle se tut, fouilla dans son manteau et tendit à Yvain un cordon au bout duquel pendait une médaille en métal blanc. « Prends ce talisman et promets-moi de le porter sur toi lorsque tu iras combattre ces maudits démons. Il m’a été remis par Merlin, et c’est le seul moyen de te protéger. Jure-moi de le porter. – Je te le jure, dit Yvain, mais puis-je te demander, Morgane, pourquoi tu t’intéresses tant à moi ? Jusqu’à présent, tu paraissais plutôt hostile à mon égard ! » Morgane sourit. Elle regarda le ciel où tournoyaient les oiseaux. « Il faut que je parte, dit-elle. Prends bien soin de toi. Fais-le au moins pour l’amour de ton père, le roi Uryen. » Elle disparut de l’autre côté du mur. Peu après, Yvain vit un oiseau noir s’envoler de l’échauguette et rejoindre ceux qui tournoyaient. Bientôt, les oiseaux prirent la direction du couchant et disparurent dans les brouillards du soir.
Yvain retourna au verger où l’on semblait ne pas s’être aperçu de son absence. Comme le moment du repas était proche, on l’emmena dans la salle où les tables avaient été préparées. On le fit asseoir entre le maître du château et sa fille et on lui servit les mets les plus délicats qu’il eût jamais mangés. Et quand la nuit fut venue, on le mena dans une chambre, en grande cérémonie. Lorsqu’il fut au lit, bien à l’aise, ils se retirèrent. Et Yvain s’endormit, le lion gisant à ses pieds comme il en avait l’habitude.
Le lendemain, il demanda naturellement son congé à son hôte. « C’est impossible, répondit celui-ci. Ami, il faut que tu saches qu’il y a dans ce château une très mauvaise coutume de diablerie. Cette coutume est établie depuis fort longtemps et je suis obligé de l’observer. Je ferai venir ici deux hommes d’armes très puissants et très rusés : il te faudra combattre contre eux, de gré ou de force. Si tu peux te défendre victorieusement et les tuer tous les deux, tu auras ma fille en mariage et tu posséderas ce château avec toutes ses dépendances. – Seigneur, répondit Yvain, je n’ai point le désir de me marier. – Tais-toi, bel hôte, tu cherches de vaines excuses, car tu ne peux échapper à la nécessité. Celui qui pourra vaincre les deux maudits qui vont t’assaillir, devra avoir ma fille pour épouse, mon château et toute sa terre. Le combat ne peut manquer d’avoir lieu. Est-ce la couardise qui te fait parler ainsi ? Tu pensais peut-être éviter la bataille ? Mais sache que tout chevalier qui couche dans ce château ne peut échapper à son destin. Et ma fille ne sera mariée que lorsque les deux maudits seront morts. – Fort bien, dit Yvain. Puisqu’il en est ainsi, je me battrai. Mais quant au reste, nous en reparlerons plus tard. »
Les deux fils du lutin diabolique s’avancèrent. Ils étaient hideux et noirs. Ils portaient tous deux un bâton cornu de cornouiller, garni de cuivre, d’aspect redoutable. Ils étaient recouverts d’une épaisse armure, des épaules jusqu’au bas des genoux, mais ils avaient la tête nue. Ils tenaient, au-dessus d’eux, des boucliers ronds avec lesquels ils faisaient des moulinets. Le lion, quand il les aperçut, commença à frémir, près de se jeter sur eux. Mais ils le virent et dirent à Yvain : « Vassal, écarte ton lion qui nous menace ! Proclame-toi tout de suite vaincu, ou mets cet animal en lieu sûr afin qu’il ne puisse ni t’aider ni nous faire du mal ! – C’est juste, dit Yvain, où voulez-vous que je l’enferme ? » Ils lui montrèrent une chambre dont la fenêtre était fermée d’un lourd grillage. « Enferme-le là-dedans ! » Il fallut bien accepter et Yvain emmena son lion dans la chambre puis revêtit ses armes.
Quand ils virent le lion enfermé, les deux champions s’élancèrent, brandissant leurs bâtons. Du premier coup, ils enfoncèrent le bouclier et le heaume d’Yvain, et celui-ci dut reculer tant le choc avait été rude. Il se reprit cependant et, avec sa bonne épée, il commença à frapper hardiment ses adversaires qui durent reculer à leur tour. Mais les coups pesants que leur portait Yvain ne faisaient qu’accroître leur fureur, et Yvain se sentait faiblir.
Dans la chambre, le lion ne restait pas inactif. Il avait bien compris que son maître était en danger et bouillait d’impatience d’aller le rejoindre pour le protéger et mettre à mal ses ennemis. Comme il ne pouvait rien contre la fenêtre munie d’épais barreaux, ni contre la porte, qui était en fer, il se mit à gratter le sol de ses griffes, le plus profondément possible. Et il creusa tant et si bien qu’il y eut bientôt un grand vide sous la porte. Alors, le lion s’aplatit le plus qu’il put et se retrouva dehors. Là, sans perdre un instant, il se jeta sur l’un des maudits et le renversa, le roulant sur le sol comme une pelote. Il en avait à peine fini avec celui-là qu’il se rua sur l’autre. Pour l’éviter, le maudit bondit sur le côté, mais Yvain, qui le guettait, leva son épée et lui trancha la tête d’un seul coup. Il revint alors vers celui qui gisait sur le sol. Le maudit était fort mal en point, avec une épaule arrachée et du sang qui coulait en abondance de toutes ses plaies. « Avoue-toi vaincu ! s’écria Yvain en le menaçant de son épée. – Je le reconnais, répondit l’autre, je suis vaincu malgré moi ! – Alors, tu n’as plus rien à craindre de moi, ni de mon lion. » Et Yvain, l’abandonnant à son sort, retourna vers le château. Il y fut accueilli avec une joie indescriptible. Le seigneur et sa femme s’empressèrent auprès de lui et lui dirent en lui donnant l’accolade : « Seigneur, tu seras notre fils à présent, puisque tu auras notre fille pour épouse ! – Je ne la prendrai pas, répondit Yvain. Je ne refuse pas par dédain, car c’est la plus jolie fille de tout le pays. Mais je ne peux ni ne dois la prendre. Mais, en revanche, s’il te plaît, fais en sorte que les captives soient toutes libérées. Les conditions sont remplies pour qu’elles puissent sortir d’ici. – En effet, dit le maître de Pesme Aventure, je te les dois, et elles seront libres dès aujourd’hui. Je m’y engage solennellement. Mais daigne prendre ma fille avec tout ce qu’elle possède. Elle est belle, douce et sage. Que te faut-il de plus ? – Seigneur, répondit Yvain, tu ne comprendrais pas. Tu ignores tout de mes affaires, et tu ne sais même pas mon nom. On me connaît comme étant le Chevalier au Lion, c’est bien suffisant ainsi. Mais sache que si je refuse ta fille, c’est qu’il ne peut en être autrement. Maintenant, il faut que je parte. » Et en disant cela, Yvain ôtait ce qui lui restait de son armure. « Tu ne partiras que si je l’ordonne, s’écria tout à coup le maître du château. Si tu refuses ma fille, jamais la porte de la forteresse ne s’ouvrira pour toi et tu resteras en ma prison. Tu me fais injure mortelle en dédaignant ma fille que je t’offre. – Loin de moi la pensée de t’offenser, répliqua Yvain. Je te répète que je ne peux prendre femme ni demeurer ici. – Alors, tu devras mourir ! » cria le père. Il sortit un poignard qu’il brandit vers la poitrine d’Yvain qui ne broncha pas. L’autre appuya le poignard, mais la lame heurta le talisman que Morgane avait remis à Yvain. Subitement, le maître du château se figea dans une totale immobilité. Et, regardant autour de lui, Yvain s’aperçut que tous ceux qui l’entouraient se trouvaient dans la même attitude. Seuls, lui, son lion et son cheval semblaient encore vivants. Yvain ne prit pas le temps de réfléchir plus longuement. Il sauta sur son cheval noir et, suivi joyeusement par le lion, se mit à galoper sur la lande en direction de la forêt. Il ne se retourna point pour regarder une dernière fois les murailles et les tours de l’étrange forteresse de Pesme Aventure.
Il se retrouva bientôt dans la clairière, près de la fontaine. Son cheval paissait paisiblement l’herbe grasse, et le lion, couché comme un chien, dormait au pied d’un arbre. La mélancolie s’empara une nouvelle fois d’Yvain. Certes, puisqu’il avait été renié par la femme qu’il aimait, il aurait pu accepter la jeune fille qu’on lui avait proposée. Mais il savait qu’il n’aurait jamais été heureux, qu’il n’aurait jamais retrouvé la paix dans son âme. Il savait qu’il n’aimait qu’une seule femme, Laudine de Landuc, et que rien ne pourrait affaiblir l’amour qu’il lui portait. Il mit la main à sa poitrine pour mesurer les battements de son cœur, et, ce faisant, il toucha le talisman de Morgane. « Certes, pensa-t-il, je ne croyais pas Morgane, mais c’est bien cela qui m’a sauvé la vie lorsque le père de la jeune fille a voulu me tuer. Ce n’est pas les deux maudits démons que je devais craindre le plus, mais un père outragé, et cela, Morgane le savait. Désormais, je serai son fidèle chevalier et je la servirai de mon mieux si elle a besoin de moi. » Et, tout à coup, il pensa à ce que Morgane lui avait dit : Luned était une de ses disciples, et c’est sur son ordre à elle que Luned avait agi, pour le sauver d’abord quand on le pourchassait dans la forteresse de Landuc, pour lui faire épouser Laudine ensuite. Yvain se sentit brusquement rempli d’espoir : puisque Morgane avait voulu cela, ne voulait-elle pas aussi qu’Yvain se réconciliât avec la Dame de la Fontaine ? « Je connais le moyen de la fléchir », se dit-il. Et, sans plus attendre, il prit le bassin, le remplit d’eau dans la fontaine et versa le tout sur le perron.
La tempête fut terrifiante. Il semblait que toute la forêt allait s’engloutir dans un abîme insondable. Dans la forteresse de Landuc, la dame craignit que son château ne s’effondrât tout d’un coup. Les murs se lézardèrent en plusieurs endroits, la tour trembla, et il s’en fallut de peu qu’elle ne se renversât. Les gens avaient tellement peur qu’ils maudissaient leurs ancêtres. « Honni soit le premier homme qui éleva une maison dans ce pays, honnis soient ceux qui construisirent ce château ! Car, sous le ciel, ils n’auraient pas trouvé un endroit aussi détestable, puisqu’un seul homme peut nous envahir et nous persécuter ! » La tempête se calma cependant. Mais, le lendemain, Yvain versa de nouveau de l’eau sur le perron, et le surlendemain également. Il subissait lui-même les effets de l’orage et de la pluie, mais peu lui importait : il savait bien que Laudine allait réagir d’une façon ou d’une autre. Et quand la tempête cessait, il se réjouissait d’écouter le chant des oiseaux sur le pin.
Le troisième jour, Luned alla trouver Laudine. « Dame, lui dit-elle, cela ne peut plus durer ainsi. Il nous faut trouver de toute urgence un défenseur pour la fontaine. Or, aucun de ceux qui sont avec nous dans cette forteresse n’est assez courageux pour affronter le péril. Nous devons aller chercher ailleurs. – Oui, répondit Laudine, mais où aller le chercher ? As-tu un avis, toi qui donnes parfois de si bons conseils ? – Je n’en ai pas, répondit sèchement Luned. Et puisque nécessité fait loi, prends un de tes vassaux et ordonne-lui de surveiller la fontaine. Je ne garantis pas le résultat, mais il faut faire avec ce que l’on a. – Tu n’y penses pas ! s’écria la dame. Ils sont tous plus couards les uns que les autres, et le seul bruit de la tempête les fait se terrer dans des caves ! – Je n’ai plus rien d’autre à proposer », dit Luned. Et elle sortit de la chambre.
Elle était à peine dans le corridor qu’elle entendit la porte se rouvrir. « Attends, disait la dame, il faut que nous parlions encore. » Luned rentra dans la chambre et s’assit en face de Laudine. Celle-ci lui demanda : « Connais-tu bien celui qu’on appelle le Chevalier au Lion ? – Certes, puisque c’est lui qui m’a sauvée du bûcher où voulaient me jeter des menteurs et des félons. Et je sais qu’il a accompli bien d’autres exploits. – C’est lui qu’il nous faut ! s’écria la dame. – Comment ? s’écria Luned. Mais tu n’y penses pas ! Il m’a dit lui-même qu’il n’entreprendrait plus rien tant qu’il sentirait la rancune et le mauvais vouloir d’une femme qu’il aime tendrement, car il en meurt d’ennui et de désespoir. – Et si nous l’aidions à se réconcilier avec sa dame ? – Ma foi, dit Luned, ce serait une bonne chose, mais c’est impossible. – Pourquoi donc ? – Il n’a jamais voulu dire à quiconque qui était cette femme et quelle était la raison de leur brouille. – Eh bien, tâchons de l’apprendre. Nous ferons ainsi une bonne action vis-à-vis de lui, et il nous le rendra en gardant la fontaine. Voyons, Luned, tu as connu le Chevalier au Lion. Je suis sûre que tu sais le moyen de l’approcher. Va donc le trouver et fais-lui part de ma proposition : je le réconcilie avec sa dame et il défend ma fontaine. – Je veux bien essayer, dit Luned, mais je pense que ce sera difficile de le convaincre. » En prononçant ces paroles, Luned riait sous cape. Elle prit congé de la dame, se fit préparer un cheval et s’en vint immédiatement à l’endroit où elle pouvait trouver le Chevalier au Lion, c’est-à-dire près de la fontaine.
Yvain était assis contre le tronc d’un arbre, et le lion dormait, blotti à ses pieds. Quand il vit Luned approcher, Yvain se leva. « Quelles nouvelles m’apportes-tu ? demanda-t-il. – Fort bonnes, à mon avis », répondit-elle. Et elle lui expliqua ce que proposait Laudine. Yvain fut tout à coup envahi par une joie intense. Il ne put s’empêcher d’embrasser Luned : « Ah ! s’écria-t-il, douce amie, comment te récompenserai-je de ce service ? Jamais je ne pourrai, je le crains, t’honorer comme tu le mérites ! – Je n’en demande pas tant, répondit Luned, mais, pour l’instant, il convient de nous mettre d’accord sur la façon dont se déroulera l’entrevue. » Ils parlèrent encore un long moment, puis ils se mirent en route pour la forteresse de Landuc. Le lion les suivit. Ils arrivèrent tous trois au château et ne dirent aucune parole à ceux qu’ils rencontrèrent. Laudine se réjouit grandement d’apprendre que sa suivante avait ramené le Chevalier au Lion. Elle le fit entrer dans sa chambre. Yvain tomba à genoux devant elle, la tête baissée, et elle ne put le reconnaître. « Console cet homme et jure-lui que tu le réconcilieras avec la femme qu’il aime, dit Luned à Laudine. – Oui, s’écria Laudine, par Dieu tout-puissant, je jure d’établir la paix entre cet homme et sa dame ! – Eh bien, dit encore Luned, il n’y a rien de plus facile, puisque cet homme, c’est Yvain, ton époux, et que sa dame, c’est toi-même, celle qu’il aime le plus au monde ! »
La dame se mit à trembler et Yvain releva la tête. Elle le reconnut bien. « Dieu me sauve, dit Laudine à Luned, tu m’as bien prise au piège ! Tu me feras aimer malgré moi celui qui ne m’aime pas ! J’aimerais mieux endurer toute ma vie les vents et les orages plutôt que de lui pardonner ! – Pourtant, dit Luned, tu viens de jurer. Oserais-tu renier ton serment ? » Laudine se mit à rougir et balbutia des mots sans suite. Yvain comprit que son affaire tournait bien et qu’elle allait se rendre. Après un long moment, Laudine alla vers Yvain, le prit par les épaules et le releva. « Soit, je ne puis me parjurer ; autant faire la paix entre nous tout de suite. – Grand merci, dit Yvain, je te sais gré de me pardonner. C’est la folie qui me fit oublier le délai que tu m’avais fixé. Je le regrette amèrement, et s’il faut faire un nouveau serment, je peux jurer que jamais plus je n’aurai de semblable attitude. Je veux me consacrer à toi et je défendrai la fontaine chaque fois qu’il sera nécessaire de le faire. » Laudine et Yvain se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et Luned sortit de la chambre, les yeux humides.
C’est ainsi qu’Yvain, le fils du roi Uryen, devenu pour un temps le Chevalier au Lion, retrouva la paix de son cœur. Tant qu’il vécut, il n’eut pas d’autre femme et ne la quitta jamais plus. Quant au lion, il suivit dès lors son maître dans toutes ses expéditions[37].